Wednesday, December 12, 2007

La perception et la représentation spatiale - les réalisations du premier mandat de la Chaire

A l’heure actuelle, le deuxième mandat de sept ans de la Chaire de recherche du Canada en géomatique cognitive concentre ses efforts de recherche sur l’analyse des liens entre l’identité, le corps et l’espace. Ce travail fait suite au premier mandat, qui avait été centré sur la compréhension de nos représentations mentales de l’espace telles que dérivées de la perception et de la création des images mentales. Le premier mandat avait, en outre, misé le développement d’outils et de logiciels permettant la mise en pratique de ces connaissances. Les champs d’application de ces recherches rejoignent les domaines de la réadaptation, des arts de la scène, de la navigation, de l’aménagement paysagiste et du design des bases de données.

Les perceptions emboîtées du monde

Une panoplie de chercheurs ont étudié nos perceptions du monde, ainsi que l’organisation mentale de nos perceptions en fonction d’échelles diverses. Il existe déjà plusieurs schémas pouvant décrire les perceptions d’échelle. Celui qui fut présenté en 1993 par Dan Montello (Scale and multiple psychologies of space) se distingue tout particulièrement. L’intérêt que suscite ce travail relève, d’une part, de sa synthèse des travaux de plusieurs chercheurs, et d’autre part de son examen critique d’une variété d’approches. Dans le cadre de cette étude, on retrouve l’existence d’environ quatre types d’espaces à échelles distinctes:

a) l’espace figural (ou l'espace de portrait)
b) l’espace de vista
c) l’espace environnemental
d) l’espace géographique

C’est l’espace des desseins, des illustrations, des cartes géographiques et des représentations du monde qui constitue l’espace figural de Montello. L’espace de vista est définie comme étant une région, une étendue, visible a partir d’un emplacement unique. L’espace environnemental dénote une région accessible par déplacement ou par navigation. Quant à l’espace géographique, il dénote le type d’espace qui présente une étendue trop vaste pour être explorée.

Un cinquième espace est dénommé :
e)l’espace cosmique

L’espace cosmique recouvre tous les espaces manifestement inaccessibles à partir de la planète Terre.

Il existe d’autres catégories d’espaces, certaines d’entre elles très utiles. Ainsi, certains chercheurs font l’étude des espaces dits « de dessus de table », c’est-à-dire des surfaces offrant la possibilité de prendre et de manipuler les objets qui s’y trouvent (on pense, par exemple, à Andrew Frank). D’après le schéma de Montello, l’espace « de dessus de table » définie l’étape intermédiaire entre les espaces figurals et les espaces de vista. Une deuxième perspective nous permet d’établir une distinction entre l’espace « d’intérieur du corps », l’espace « du corps », et l’espace « à proximité du corps » (Three Spaces of Spatial Cognition by B. Tversky et al.). Notons que ces espaces sont plus retreintes que les espaces de vista. Tversky insiste aussi sur l’importance de la présence de barrières à
l’intérieur d’un espace donné.


Figure 1 : L’espace de déplacement localisé appliqué à un foyer situé à Sillery, dans la ville de Québec.

Lors des recherches effectuées avec Dr. Isabelle Reginster (candidate au post-doctorat et collaboratrice), nous avons découvert que pour aboutir à la mise en pratique de ces théories, il serait nécessaire de subdiviser l’espace
environnemental de Montello en deux espaces d’échelle distincte, que nous avons dénommés espace de déplacement localisé (EDL, voir figure 1), et espace de déplacement élargi (EDE, voir figure 2). L’espace de déplacement localisé représente ici la section de l’environnement accessible à la marche, alors que l’espace de déplacement élargi dénote la région accessible en automobile. Afin d’identifier les dimensions de ces espaces, nous avons établis une limite de temps, pour ensuite utiliser les trois types d’espaces (de vista, de déplacement localisé et de déplacement élargi) en tant qu’unités spatiales contenant des agrégats de données, pour nous permettre d’ inférer les perceptions propres des membres de divers foyers. Ces perceptions portaient sur la quantité de services municipaux et d’écoles auxquels on avait accès, ainsi que sur la quantité ou l’étendue d’espaces verts que l’on pouvait trouver dans l’enceinte de l’environnement local.

Nous avons d’autres part démontré comment déterminer et classifier les espaces vista, EDL et EDE à partir d’images satellitaires, pour ensuite utiliser les agrégats de statistiques pour explorer les liens entre : 1)l’échelle de grandeur, 2) la perception et 3) la valeur marchande des maisons (Pour plus de détails, voir l’ouvrage intitulé »Reginster and Edwards, 2001). Entre autres, nous avons cherché et enregistré l’emplacement des barrières dans ces espaces, ayant déterminé s’il
s’agissait de barrières perceptuelles, ou encore de barrières relatives à la navigation.

Au début de ces recherches, nos collaborateurs ont retracé les déplacements à partir de renseignements obtenus au cours de conversations téléphoniques avec les membres des foyers sélectionnés. Ces « interviews » prenaient place dans le cadre d’un sondage appelé Origin-Destination qui avait été produit par des collègues du département d’aménagement de l’université Laval. De nos jours, ce genre de sondage pourrait être effectué de façon beaucoup plus économique en faisant l’usage d’une unité portable GPS munie d’un enregistreur de données intégré (« data logger »).


Figure 2 : L’espace de déplacement élargi ou EDE – Etude d’un foyer situé a Sillery, ville de Québec.

Notons que l’espace de déplacement élargi est constitué de couloirs entourant chacune des routes utilisées, et que la fréquence d’emprunts de cette route accroît l’intensité de cette partie de l’espace de déplacement. Ainsi, nous avons été capables d’intégrer les concepts théoriques des espaces emboîtés à l’étude des perceptions d’échelle de l’environnement local à partir de l’opinion, ou de la perspective, des membres d’un foyer donné.

Les chambres et les portails

Une deuxième étude, commencée avec le Dr.Gérald Ligozat, et poursuivie plus tard avec sa fille Anne-Laure Ligozat, a porté sur l’élaboration d’une représentation formelle des espaces perçus, plus précisément des espaces extérieurs tels qu’on les retrouve dans la nature. Pour ce projet, nous étions particulièrement intéressés au développement d’une représentation mathématique de l’espace perçu, ainsi qu’à la programmation de cette représentation à l’ordinateur. Certains faits ont attirés notre attention, et surtout l’idée qu’en milieu extérieur, on puisse se déplacer et parcourir une certaine distance, pour ensuite affirmer ne pas avoir changé d’endroit! Par exemple, dans un grand espace ouvert, on pourra marcher longtemps sans avoir la perception de changer d’endroit. Quels pourraient être les facteurs déterminants, pour que nous puissions conclure que notre emplacement a changé?

Nous avons déduit que deux facteurs entraient en ligne de compte: soit que le voisinage avait changé, soit que les points de repère à l'horizon n'apparaissaient plus dans le même ordre (cet ordre des points de repères est dénommé un panorama). De cette façon, nous avons entrepris la caractérisation d'un espace en termes de son avoisinage et de ses panoramas. Ce travail nous fit entrevoir l'idée des zones de perception stables et de zones de transition, lesquelles, dans un certain sens, s'associent aux métaphores de chambres et de « portails ». Nous avons ensuite découvert que tout espace extérieur pouvait être re-configuré en tant qu'ensemble de « chambres » et de « portails », les rendant ainsi analogues aux espaces intérieurs. A partir d'une telle perspective,les barrières visuelles deviennent des « murs », si l'on poursuit la métaphore. L'ensemble des chambres et des portails nous donne, en quelque sorte, une deuxième possibilité dans la représentation de l'ensemble des voisinages et des panoramas. On peut même, à la limite, inférer l'un à partir de l'autre, et vice versa. Cette recherche a été présentée dans deux publications (Ligozat and Edwards, 1999; Edwards and Ligozat, 2004).


Figure 3: Création d'un paysage fictif à partir du prototype de logiciel PERSEUS.

Un prototype de logiciel appelé PERSEUS a été développé afin de mettre en valeur ce modèle. Le prototype découpe d'abord l'espace en termes d'aires d'inter-visibilité, plus connus sous le nom de « viewsheds », puis subdivise ces aires de surface en « panoramas ». Ces derniers définissent les régions dans lesquelles l'ordre des points de repères à l'horizon demeure stable. L'apparence des cartes géographiques générées dépend donc de la nature des objets ayant été choisis par l'utilisateur et pouvant selon lui, servir de points de repères. Nous avons réussi à produire des cartes démontrant les zones de perceptions stables pour l'étude des paysages fictifs, d'une part, mais aussi pour une étude portant sur les Plaines d'Abraham, une vaste étendue de verdure située au coeur de la ville de Québec.


Figure 4: La carte géographique des zones perceptuelles stables pour chacun des trois points de repères situés à l'intérieur du paysage fictif utilisé par le prototype PERSEUS.

L'interprétation des espaces « à proximité du corps » en fonction d'un handicap

Les travaux de Reginster et Edwards, ajoutés à ceux d'Edwards, Ligozat et Ligozat, constituent des représentations concrètes et originales de l'espace (i.e. des cartes). Ce nouveau genre de représentation fait l'usage de notre compréhension des représentations de l'espace environnant, telles que décrites en psychologie cognitive moderne. Cependant, elles peuvent tout aussi bien servir au traitement des espaces de vista et des régions à surface plus vaste.

Lors d'une recherche effectuée dans le but d'aider les usagers handicapés à se déplacer dans un paysage donné, un autre type de représentation a été développé, cette fois en forme de carte en trois dimensions, sur lesquelles il est possible de représenter les espaces dit « à proximité du corps ». L'équipe de cette recherche était composée du candidat au post-doctorat Pierre-Emmanuel Michon, de David Duguay, professionnel de recherche et du Dr Edwards.


Figure 5: Une section du centre de recherche en réadaptation à Québec, tel que mis en image par le logiciel du prototype CADMUS.

Dans les cadres de cette étude nous nous sommes inspirés du concept des « affordances », tel qu'élaboré en 1950 par James J. Gibson. Ce chercheur avait à l'époque émis l'idée que les objets comportent une capacité intrinsèque de « permettre », ou de rendre possibles, certains types d'usage fonctionnels, à l'exclusion d'autres sortes d'usage – on dit de ces objets q'ils « affordent » tels ou tels usages. Ainsi une chaise peut permettre qu'une personne puisse s'y assoir, mais non qu'elle puisse la manger (à moins qu'il s'agisse d 'une chaise en chocolat!). Nous avons donc implanté ce concept des affordances à une base de données à trois dimensions (voir Edwards, 2006, pour une description de ce procédé). Ainsi les portes contenues dans notre base de données pourraient très bien « afforder » leur ouverture grâce à une « poignée de porte », ou encore à un « bouton pressoir », telles qu'on les retrouvent dans quelques hopitaux.

De plus, les affordances de ces types d'objets ont été assorties aux capacités physiques spécifiques de l'usager. Par exemple, une « poignée de porte » nécessite, en plus de la capacité de tourner un objet, un certain niveau de force physique, alors que le bouton pressoir n'exige qu'un niveau minimal, ou beaucoup moins élevé. En superposant les affordances aux profils des usagers, nous avons produit des cartes géographiques décrivant les aires de niveaux d'accessibilité variés, en fonction du profil physique d'un usager. Dans une seconde version du prototype appelé CADMUS, le profil des compétences intellectuelles est ajouté à ceux des capacités physiques.


Figure 6: Autre portrait de la région présentée à la figure 5, celui-ci agrémenté du code de couleurs mettant en évidence les niveaux d'accessibilité pour une classe donnée d'usager handicappé. En rouge l'accès est difficile, en vert l'accès est aisé.


Les schémas d'image et le design de spectacle (« performance »)

L'étude des affordances et des profils d'usagers nous a permis d'aboutir à la création d'un modèle original de carte 3D. Notons qu'elle serait aussi utile à l'évaluation de l'efficacité des designs de l'architecture et des environnements destinés aux usagers handicappés présentant une variété de profils. Dans la même veine, la représentation des espaces extérieurs selon le modèle « chambres-et-portails » pourrait non seulemant guider l'étude d'un espace extérieur donné; mais aussi servir d'outil d'appui dans la définition des caractéristiques d'un nouveau design de cet espace.

L'intérêt que nous portions pour le design des espaces s'est ensuite dirigé vers un autre domaine, celui du design de performance (i.e.de la mise en scène). Dans ces domaines, notre entendement de l'espace tire du lien entre cet espace et son impact émotionel. Le schéma d'image devient ici l'outil de choix pour capter et définir la relation espace-émotion.

Les schémas d'image ont été décélés au début des années quatre-vingt, grâce aux travaux du philosophe Mark Johnson (voir son ouvrage intitulé The Body in the Mind pour un exposé compréhensible du concept). L'étude et les applications des schémas d'image furent par la suite approfondies, sous la direction de Johnson, avec la collaboration du linguiste George Lakoff (voir le monographe intitulé Women, Fire, and dangerous things: What Categories Reveal about the Mind, pour cette étude plus récente). Les schemas sont constitués d'images universelles, auxquelles on fait référence dans presque toutes les langues, et qui sont souvent utilisées pour parler de concepts abstraits. Parmis les exemples les plus répandus de schémas d'image, on pense à des concepts tels que:

le Contenant, le Chemin, le Cycle, le Lien, l'Habilitateur, la Force, le Blocage, le Schisme, et la Collection.

Des études plus récentes ont démontrés que les schémas d'image apparaissent dans la plupart des genres d'expression artistique, tels que les arts visuels, la musique, le mouvement expressif et la danse, la sculpture et le cinéma - ils constituent comme tels des outils efficaces de synchronisation et d'harmonisation des designs destinés à faire appel à l'éventail de nos sens.

Lakoff et Johnson ont par ailleurs mis au point la théorie selon laquelle les schémas d'image se forment dès l'époque de la tendre enfance, par un processus de cohésion des actes incarnés aux concepts des mots. Dans le cadre de cette théorie, nous voyons que les schémas d'image sont reliés à des réactions de nature émotive, mais que l'interprétation de cette association est portée à varier d'un individu à l'autre. Néanmoins, il se trouve que les artistes font l'usage, souvent d'une manière inconsciente et intuitive.

Dans un étude effectuée en 2005, en collaboration avec la soliste mezzo-soprano Marie-Louise Bourbeau, les schemas d'image ont servi d'outils de design en vue de la présentation (et la mise en scène) du fragment de l'opéra de Monteverdi: « Ariana ». Nous avons démontré que les schémas d'image, utilisés de manière consciente et explicite, s'avèrent un outil d'une haute efficacité pour les domaines de design de spectacles ou de performances, surtout en ce qui a trait à la qualité de l'expérience des membres de l'auditoire. D'une certaine façon, les schemas d'image offrent la possibilité innovatrice de créer le design d'un sentiment ressenti, et d'une expérience directement vécue chez le spectateur, en plus du design de leur précurseurs, c'est-à-dire des évènements ou des objets qui ne peuvent contribuer qu'au niveau visuel. On trouvera la description détaillée de ce projet dans le document intitulé: Edwards and Bourbeau, 2005. Les résultats de ce design sont
affichés sur youTube.


« Ariadne Emerging » Segment de vidéo



Le design cognitif des technologies d'assistance

Suite à nos travaux de recherche portant sur le design d'outils de cartographie de l'espace, nous nous sommes intéressés au développement d'instruments ayant pour fonction de faciliter les déplacements, les mouvements ou la navigation à travers l'espace. Dans cette veine, la première étude digne de mention avait été instiguée par M. Reda Yaagoubi, étudiant et candidat au post-doctorat. L'idée consiste à trouver de nouvelles façons d'aider la personne aveugle dans ses déplacements, en se servant de nos connaissances du cerveau humain en matière de représentation mentale de l'espace.

Dans ce contexte, le récepteur GPS est évidemment l'instrument de choix parmis les technologies de la géomatique moderne. Cependant, tous les instruments GPS couramment disponibles font appel à la capacité de visualiser une carte pour assurer l'apport de ce qu'on pourrait appeler une conscience situationnelle. Malgré les directives sonores provenant d'une voix programmée à l'ordinateur, ces instruments dépendent de la disponibilité visuelle d'une carte pour informer la personne de son emplacement et de l'endroit exacte des objets et points de repère parsemmés dans l'environnement immédiat. En l'absence de points de repère, les directives de navigation s'avèrent inutiles. Dans le cas de l'aveugle, la situation devient particulièrement problématique - car ils vivent la perte de conscience situationnelle à plusieurs reprises tout au long de la journée. Pour une telle personne, toute directive donnée sans contexte d'une conscience situationnelle devient plus qu'inutile.

Ainsi, nous utilisons nos connaissances des procédés de stockage et de sauvegarde afin de maintenir des représentations mentales de l'environnement avoisinant, principalement dans le cas des personnes affligées de cécité. L'outil en cours de développement est fondé sur les mécanismes naturels du comportement humain. Il aura pour mission d'aider les individus à mettre à jour leur propre représentation mentale situationelle, et ainsi rendre compréhensibles les directives de navigation d'un GPS. Ce processus de design n'est pas sans défi, car il exige la connaissance tant des processus cognitifs que des représentations impliquées et des moyens de stockage et d'acces aux données. On trouvera la description de ces travaux dans un article de Yaagoubi et Edwards (2007).

Nous avons d'autre part entrepris quelques expériences scientifiques du comportement, afin de vérifier, chez le sujet privé du sens de la vue, la capacité de comprendre et de manipuler les représentations mentales de l'espace. La description détaillée de cette étude se trouve dans la publication suivante : Eardley, A., G. Edwards, F. Maloin, P.-E. Michon and J. Kennedy (2007). Nous avons découvert qu'un certain groupe de sujets souffrant de cécité (on regroupe ici les personnes ayant perdu le sens de la vue après la première année de vie) obtient, en fait, des résultats de performance supérieurs à ceux des sujets doués du sens de la vue; il s'agissait ici de tests mettant à l'épreuve le raisonnement spatial et la représentation mentale des l'espaces. Les sujets aveugles de naissance et libres de toute complications neurologiques ont démontré des compétences égales à celles des personnes douées de vision. Seuls les sujets aveugles de naissance et affligés de complications neurologiques ont démontré un niveau de performance significativement moindre dans l'exécution de ces tâches de manipulation.


Les installations résonnantes - Le design de l'expérience d'immersion pour un maximum d'effet sur l'auditoire

Les travaux portant sur les schémas d'image en tant qu'outils d'appui pour le design des performances avaient pour but de faire le lien entre les espaces de performance et leur impact sur les émotions. Malgré le succès de nos découvertes sur leur efficacité en tant qu'outils de design de performance, leur rapport avec les émotions s'est avéré moins prononcé que prévu. Pour tenter de renforcer l'évidence de cette connexion avec la réaction émotionnelle, Marie-Louise Bourbeau et moi avons entrepris d'examiner la posibilité de rehausser la conscience de notre corps au moment où se déroule une performance, par le truchement d'instruments développés à cet effet.

Au début de cette étude, nos efforts étaient axés sur l'action de respirer, puisqu'en tant que source des cycles de la vie, elle constitue l'aspect essentiel d'une prise de conscience du corps. Il existe une panoplie d'études des disciplines de l'entrainement du corps fondées sur la respiration. Ces recherches mettant en valeur
l'activité respiratoire touchent non seulement des domaines de l'activité athlétique moderne, mais aussi tous les arts de la mise en scène. Marie-Louise Bourbeau se trouvant spécialiste en enseignement de la respiration chez les artistes chanteurs et danseurs, le choix de la respiration comme premier object d'étude semblait tout indiqué.

Nous avons conçu et réalisé l'installation appellée Incarnatus, pour établir une relation originale entre les membres de l'auditoire et la musique classique lyrique. L'intégration d'un lied de Mahler (the « Schildwache Nachtlied », ou « Soldier's Nightsong »), chanté en allemand et tiré du folklore traditionnel,
a soutenu le développement d'une installation mettant en vedette le dispositif baptisé « co-respirateur ». Il s'agit d'un coussin pouvant « respirer » au même rythme que l'interprète, alors que le participant fait l'écoute de la musique interprétée simultanément par ce même chanteur. Loin d'avoir eu l'impression de ressentir une expérience envahissante ou imposée de l'extérieur, les participants ont, dans plusieurs cas, adapté leur propre respiration à celui qui provenait du co-respirateur, parfois au bout de quelques secondes en sa proximité. Plusieurs participants ont même exprimer un niveau de connexion se rapprochant de l'extase, pour décrire l'intensité de leur expérience. Ce résultat fut tout à fait inattendu.


"Incarnatus" - Segment du vidéo


La présentation publique de l'installation Incarnatus nous a permis de conclure que le « co-respirateur » produit un effet d'une nature plutôt paradoxale, puisqu'il provoque l'intensification de la conscience corporelle en même temps que la « perte du soi » (en plus de créer l'impression d'identifidation avec la musique). Cette perte du soi découle de l'écroulement temporaire des barrières qui définissent et protègent le « soi ».

Nous procédons à l'heure actuelle au développement de nouvelles installations, qui devront tout d'abord faire vivre des expériences d'ouverture au corps. Elles permettront ensuite des processus d'exploration, pour finallement faire appel aux phases d'intégration et de fermeture de l'expérience. L'installation pouvant générer une telle séquence d'expériences se dénomme une « installation résonnante ». Il en existe plusieurs exemples présentement en phase de développement (pour plus de détails se rapportant aux installations résonnantes, on peut consulter le site blog suivant: ResonantInstallations). Ces recherches se situent au coeur du second mandat de la Chaire de recherche du Canada en géomatique cognitive.


Les environnements virtuels et des réalités mixtes – La corporéité et l'identité

En terminant, c'est au cours de la dernière année du premier mandat de la Chaire de recherche du Canada en géomatique cognitive qu'a débutée notre investigation systématique du rapport entre les mondes virtuels et l'expérience incarnée. Ici encore, nous avons fait face à la nature paradoxale de cette étude. Au premier abord, l'être humain parcourant les univers virtuels serait l'exemple idéal de l'expérience désincarnée. Cette opinion répandue, émise intuitivement et sans examen sérieux, manque de profondeur et s'avère en fin de compte plutôt fausse. Les mondes virtuels procurent des expériences d'une nature hautement incarnée. En effet, les résultats de ces travaux ont modifié notre compréhension de ce qui définie la véritable corporéité.

Notre source première de soutien provient des discussions actuellement en cours avec le groupe ERG (Embodied Research Group). Une fois par semaine, ces chercheurs actifs se « rencontrent » en-ligne (au site « Second Life ») pour réviser l'entendement actuel vis-à-vis l'expérience incarnée. L'information de fine pointe en ce qui a trait aux travaux du groupe ERG ou aux résultats de leurs discussions est disponible au site blog « EmbodiedResearch ». Dans ce contexte, il est apparut que l'incarnation manifeste un principe « performatif », et non pas seulement « physique ». En conséquence, il est possible de développer sa propre sensation de corporéité, dans l'enceinte de l'univers virtuel, malgré l'absence de toute participation directe du corps.

Voilà qui nous amène à un profond remaniment de la notion et de la signification de l'expression « être incarné », et du concept même de « la conscience du corps ». Au cours de leur rencontre, les chercheurs du Embodied Research Group ont récemment soutenu l'idée que l'être humain soit en fait capable de développer une sorte de muscle (« reflexive muscle ») rattaché à une fonctionalité spécifique disponible
exclusivement dans le monde de Second Life, puisqu'elle n'existe pas dans le monde réel de nos environnements physiques. A titre d'exemple, on pense à l'usage de la caméra virtuelle pour trouver un objet qui se trouverait, logiquement, hors de notre champs de vision, dans le monde réel. Au fur et à mesure que le muscle réflexif se développe, nous amorcons le mouvement initial pour « tenter » de l'utiliser dans notre corps physique, en dépit de notre agacement face à notre incapacité d'exécution. La caméra est devenue pour l'utilisateur une sorte de membre « fantôme » - les neurones peuvent encore l'activer, mais il n'en résulte pas de réaction au niveau musculaire.

Par ailleurs, l'intérieur des mondes virtuels peut créer la multiplication de notre identité, ce qui nous amène ici encore vers un remaniment de nos définitions de la personne. La génération d'une multiplicité d'identités et la rediffusion spatiale de notre sensation de corporéité constituent deux étonnantes mutations de la conscience de soi, mutations nées d'une présence vibrante poursuivant son épanouissement dans la complexité des univers virtuels.

On rejoint ici les environnements "à réalités mixtes", puisqu'il s'agit d'environnements permettant l'intégration de certains aspects du monde virtuel à notre expérience physique de la matière. L'acquisition d'un meilleure compréhension de l'impact des environnements procurant des réalités multiples sur notre sentiment de soi et sur notre capacité d'agir sont parmi les sources principales d'étude actuellement pour la Chaire de recherche du Canada en géomatique cognitive. A noter que ces recherches feront partie du deuxième mandat de la chaire. Ces travaux ont fait l'objet d'une présentation (version française), au Geocongrès International de Québec, en octobre 2007.


Conclusions

Tableau 1:Représentations (R) et Outils (T) développés sous le premier mandat de sept ans de la Chaire de recherche en géomatique du Canada

Le tableau 1 présente un résumé des « innovations » du premier mandat de sept ans de la Chaire de recherche du Canada en géomatique, dans les domaines des perceptions et des représentations.
1 - A l'échelle du corps, nous avons conçu l'outil dénommé: « installation résonnante ».
2 - A l'échelle de la proximité du corps, la théorie des affordances a servi de fondement dans le développement d'outils intégrant l'utilisation des schemas d'image et des représentations graphiques appropriées.
3- A l'échelle de l'espace de vista, nous avons créé la carte géographique illustrant tous les types d'espaces, intérieurs ou extérieurs, pour définir les chambres conceptuelles, les barrières et les portails.
4 – A l'échelle de l'espace environnemental, nous avons développé les cartes illustrant les espaces « de déplacement localisé », ou « de déplacement élargi », en spécifiant que ces images pouvaient provenir des satellites ( i.e. Google Earth).

L'ensemble de ces concepts originaux constitue l'intégrale des outils destinés à la présentation, la manutention et la manipulation de toute la gamme des espaces perceptuels et des processus de design centrés sur les espaces en soit, sur leurs représentations sous forme de cartes, et sur les instruments et méthodologies servant à la compréhension de ces derniers. Les exemples d'application présentés ont impliqué les domaines de l'assitance aux handicappés, des arts de la scène et du spectacle, de la muséologie, et des technologies d'appui en architecture et en aménagement paysagiste.

(texte traduit de l'anglais par Carole Bourbeau)